Eve de ses décombres
Eve, Sadiq, Clélio et Savita. Quatre adolescents de Troumaron, banlieue pauvre d’une île paradisiaque. Troumaron, c’est l’envers du décor. Celui que ne montrent pas les dépliants des tour operator qui ne vendent et ne vantent que les plages paradisiaques de l’île Maurice. Pourtant derrière les hôtels de luxe, Maurice est un pays pauvre. Et comme ailleurs, les jeunes ont des rêves d’avenir plus radieux. Comme ailleurs, il y a les bandes, la violence et les petits arrangements de chacun avec la vie. Eve, elle, a compris que son corps était un trésor convoité et qu’il peut l’aider à pallier le manque d’argent. C’est aussi lui qui sera à l’origine de l’irréparable, d’une descente aux enfers sans retour possible.
L’écriture d’Ananda Devi vise encore une fois juste. Elle sait dire les souffrances, les blessures des corps et des coeurs avec poésie. Comme dans La vie de Joséphin le fou, ses personnages attachants n’ont souvent d’autres refuges que la violence, comme une fatalité. Pourtant, pas de clichés ni de pathos, pas de plaintes vaines dans les romans de cette Mauricienne talentueuse. Juste des vérités tues qu’elle révèle avec délicatesse.
Extrait : « Sad :
On me dit que je réussirai. Il faut savoir que réussir, ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. C’est un mot à déclinaison variable. Dans mon cas, cela veut simplement dire que les portes fermées pourraient s’entrebâiller et que je pourrais, en rentrant bien le ventre, me glisser entre elles et tromper la vigilance de Troumaron. Tout le monde sait que la pauvreté est le plus féroce des geôliers. Les profs, eux, disent que tout est possible. Ils me racontent qu’eux aussi apprenaient leurs leçons à la lumière de la bougie. Je vois d’ailleurs dans leurs yeux l’obscurité de penser qui en a résulté. Ils me disent, il faut saisir votre chance, vous ne devez pas freiner le développement du pays. C’est qui vous ? »
Extrait : « Eve :
Un mouchoir de dégoût. Oui, moi aussi on me l’a enfoncé dans la bouche dès la naissance.
Debout près de la fenêtre, je crache la fumée du tabac dans la nuit. Je la regarde se dissoudre comme si elle emportait une part de moi. Ma mère, quand elle viendra dans ma chambre après avoir longtemps hésité devant la porte fermée, ne dira rien, ne sentira rien. Elle s’est délibérément insonorisé la chair pour ne pas avoir à ressentir la vie et à la regretter. Une existence à l’abri de tous les remous, voilà ce qu’elle voudrait. Mais peut-être est-ce la seule vision possible, pour ceux qui sont accouchés par le besoin ? »
Eve de ses décombres d'Ananda Devi. Editions France-Loisirs (même si là je l'ai mis dans l'édition originale car c'était la seule photo dispo!)
crédit photo: Amazon & Gallimard