Les mots d'Agnès Desarthe

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« Jacob continua de parler. Cyrille ne le regardait pas. Elle observait sans relâche la fonte progressive de l’esquimeau qui répandait une mare beige-rose de plus en plus large sur la moquette rouge. Elle n’entendait aucun mot, ni même aucun bruit autour d’elle. Sans doute quelque petite clairière isolée dans son cerveau enregistrait-elle les paroles de Jacob et la rumeur des spectateurs, mais aucun de ces impressions n’arrivait à la surface de sa cosncience. Son esprit était entièrement absorbé dans la tâche qui se dessinait à ses pieds. C’était à la fois une augure et une réminiscence. Elle pouvait y lire son avenir, tout en y retrouvant les traces de son passé. Une vie entière racontée par des taches. Tache de vomi, tache de stylo qui déteint sur le cahier, tache de sang, tache de fruit sur un chemisier qu’on croyait pourtant propre, tache de maquillage sous un œil qu’on a frotté sans y prendre garde. Tel est mon blason, se dit Cyrille. Je suis la fille qui fait des taches. Elle n’aurait pas cru que la découverte de son identité serait une expérience médiocre. Elle s’était toujours imaginé que l’accession à l’âge adulte constituerait pour elle une aventure aussi exaltante que l’ascension de l’Annapurna et elle se trouvait à présent bien bête et fière pourtant d’avoir gravi la pauvre motte de terre de la maturité. Abattue par cette constatation, elle avait l’impression de ne plus pouvoir bouger. Lorsque la sonnerie qui marquait la fin de l’entracte retentit, Cyrille était plaquée contre le mur, comme une blatte apeurée. »

 

Extrait de Quelques minutes de bonheur absolu d’Agnès Desarthe (Points Seuil – 1996)

Publié dans Compagnons de voyage

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N
Une vraie famille dédiée au cinéma ces Desarthe.J'y jetterais bien un coup d'oeil !
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