Les mots de Carole Martinez
Le village sentit aussitôt que cette femme prenait corps dans ces volutes de tissu blanc. Il perçut à sa démarche, à cette façon qu’elle avait d’onduler dans la lumière, à l’ampleur de son mouvement, à cette singulière pureté du geste, que cette chair prenait conscience de sa pleine mesure. Le pays s’offusqua de la voir s’avancer ainsi et étendre ses frontières, il la sentit battre tambour au cœur même de ses murs.
La splendeur venait de l’exacte adéquation de la robe aux formes de cette jeune femme qui soudain remplissait le vide dans lequel elle s’était jusque-là recroquevillée.
Les regards ne suffirent pas à détruire ce nouvel être qui paraissait en pleine lumière pour la première fois. Son assurance tint bon d’abord, elle ne sembla pas affectée par tous ces yeux en orbite autour d’elle, par le mouvement de la foule qui instinctivement se tassait, se regroupait, s’amassait face à elle. Elle la trancha sans ralentir. Coupée en deux, l’énorme masse se rétractait en silence de part et d’autre de sa trajectoire, puis se reconstituait derrière elle dans une affreuse rumeur. Son sillage était plein de remous, de désordre, de violence.
Son sillage s’enflait comme une vague.
Elle traversa le village montant et descendant les escaliers de pierre, repoussant les ombres jusque dans les maisons quand l’étroitesse des ruelles ne permettait pas à sa robe de donner toute sa mesure, de se répandre. Les pans de tissu léchaient alors les murs pour que fondent les digues. Les pierres gondolaient comme du buvard.
C’était une eau folle déversée dans les rues. Et sous la caresse de l’habit parfaitement blanc et doux, un soleil vibrait entre ses longues cuisses nues.
[…]
Les parents qui marchaient derrière la mariée vers la petite église furent peu à peu dévorés par le flot.
On les déchira à belles dents.
On cherchait une issue, une façon de faire cesser ce scandale, on se torturait en suppositions, on grimaçait de colère. Les visages furent plus laids, plus crispés que jamais. Les bras, les jambes en tremblaient. Ça s’agitait dans la poussière. Ça remuait. Ça grouillait dans les bouches. Ça vomissait sa bile. Ce n’était pas beau à voir cette monstrueuse traîne collée derrière la belle. Dans les frôlements du tissu, le duvet de la jeune fille se hérissait.
[…]
Ça gueulait sec dans l’ombre, ça parlait de beauté de tissu qui serait bientôt chiffonnée. Ça jasait, ça critiquait le manque d’humilité de la famille.
Et puis soudain, ça sortit de sous les porches et ça cracha en plein soleil, à la face de la mariée.
Personne ne voulait croire que cette merveille avait été gagnée à coups d’aiguille par la mariée elle-même et les noces faillirent être gâchées.
Alors Frasquita renonça.
Elle ne s’était pas retournée encore, toute grisée qu’elle était par le mouvement du tissu, les autres avaient été un instant éclipsés par sa splendeur de soie, mais au premier crachat, elle comprit que toute la beauté de cette partie du monde s’était déversée dans sa robe. Elle sut qu’elle avait dépouillée son pays de ses petites splendeurs éparses pour les concentrer dans le tissu. L’équilibre du monde était faussé. La laideur vibrait tout autour d’elle, le village était triste et nu, la colline grise, pas une couleur ne jouait sur les joues des femmes, pas un blanc d’œil ne brillait, le soleil ne s’arrêtait que sur elle.
[…]
Alors, elle donna prise aux regards, elle les laissa altérer sa beauté et, peu à peu, elle se tint moins droite, se ternit, s’écailla.
[…]
Frasquita comprit ce jour-là que sa virtuosité ne pouvait lui servir de parure et les roses piquées sur son corsage se fanèrent une à une. La ligne de sa robe en fut affreusement affectée.
Dans cette défloraison, la mariée fut moins belle, les familles se réconcilièrent et l’on put entrer dans l’église, prier, boire et danser.
Ma mère ne tenta pas de cueillir les petites têtes baissées, les pétales brunirent, elle les laissa attrister son chef d’œuvre.
Personne ne sut, cette fois, que sous chacune des fleurs flétries était une somptueuse robe brodée.
La mariée flotta toute la journée dans un parfum de fleurs mortes, minuit avait sonné quelque part et la robe était fanée. »
Extrait tiré de Le cœur cousu de Carole Martinez, éditions Gallimard, 2007.